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Vers une culture de non-violence, Jean-Marie Muller, 1995

In Alternatives Non Violentes, n° 109,

Le 30 janvier 1998, en participant à la commémoration à New-Delhi du cinquantième anniversaire de la mort de Gandhi, Federico Mayor, directeur général de l’Unesco, déclare:  » Nous commémorons aujourd’hui le tragique décès du Mahatma Gandhi et nous célébrons sa contribution non seulement à la libération de l’Inde, mais aussi aux progrès de l’humanisme dans le inonde entier. Le message du Mahatma Gandhi reste vivant et plus actuel que jamais. Il est universel. […] À cette occasion, pour manifester notre attachement aux idéaux incarnés par le Mahatma Gandhi et pour continuer àcontribuer à la transition de l’humanité d’une culture de guerre et de violence à une culture de paix et de non-violence, je suis heureux d’annoncer que le programme « Culture de la paix » de l’Unesco s’appelle désormais programme « Culture de la paix et de la non-violence ». « 

Les événements majeurs qui ont marqué l’histoire du XXème siècle illustrent de manière tragique cette  » culture de guerre et de violence  » dont parle Federico Mayor. Les noms de Verdun, d’Auschwitz, d’Hiroshima et du Goulag ne suffisent pas à évoquer les millions d’hommes qui, au cours des dernières décennies, ont été victimes de la violence perpétrée par d’autres hommes. Bien d’autres tragédies survenues au cours de ce siècle symbolisent également l’horreur de la violence organisée par l’homme contre l’autre homme. La tragédie sanglante du XXème siècle commence en 1914, lorsque, comme le raconte Jean Guéhenno,  » des millions d’hommes, debout, ces premiers jours d’août, par toute l’Europe, dans les cours ensoleillées des casernes attendirent gentiment que l’intendance les « habillât », chaque pays à sa couleur, pour qu’ils distinguent leurs amis et leurs ennemis «  (1). Parmi tous ces hommes jeunes, aucun mouvement de révolte. Tous semblent accepter dans la bonne humeur le sort impitoyable qui va s’abattre sur eux. Ils acceptent donc la guerre.  » Ils la respectent, note l’historien François Furet, à « la fois comme une fatalité inséparable de la vie des nations et comme le terrain du courage et du patriotisme, le test ultime de la vertu civique  » (2). Jean Guéhenno reconnaîtra que, face au drame qui s’annonçait, les citoyens n’ont fait qu’obéir docilement et subir passivement :  » Nous étions irresponsables, et prêts à l’absurde. […] Il y avait, au fond de tout, le vieux prestige de la violence, l’antique et monstrueuse antienne selon laquelle « ceux qui meurent jeunes sont aimés des Dieux ». «  (3) C’est donc bien parce qu’ils sont imprégnés par la culture de violence qui domine leur société qu’en 1914 les hommes vont accepter de subir les massacres qui se préparent.

La guerre terminée, la France va célébrer la victoire en faisant de ses morts des héros, alors qu’ils étaient essentiellement des victimes. Nous nous sommes menti à nous-mêmes en voulant faire de ce terrible drame une aventure héroïque. Ce formidable malentendu va marquer dans notre pays toute la culture de l’après-guerre. Nous avons ainsi occulté toute la violence de la violence derrière l’éloge du courage et du sacrifice de ces hommes qui ont subi en plein visage et en plein coeur la cruauté de cette guerre. En définitive, sans même nous en apercevoir, en célébrant la victoire, nous célébrons la guerre.

Ainsi l’héritage de l’idéologie militaire marque profondément notre culture. De toute évidence, l’histoire qui nous a été enseignée, et dont le souvenir est très profondément ancrée dans notre mémoire collective, c’est l’histoire de nos guerres. Ce serait une erreur de penser que cela appartient désormais au passé. Cela structure aujourd’hui encore, pour une grande part, notre identité citoyenne.

La culture des armes

C’est un fait majeur de notre civilisation que notre société investisse beaucoup de temps, d’intelligence, d’énergie, de créativité et de richesse pour inventer et produire des armes qui n ‘ ‘ont d’autre finalité que le meurtre de l’autre homme. Si bien que lorsqu’ils veulent lutter et se battre contre l’injustice de l’oppression ou de l’accession, les hommes n’ont en leurs mains que les instruments de la violence meurtrière. Mais il est un fait plus marquant que la production des armes, c’est la culture des armes. Les hommes ont en effet le culte des armes. L’arme est un objet d’admiration. Les hommes admirent dans les armes le symbole de la force en oubliant qu’elles sont des instruments de violence dont la seule fonction est de faire mourir d’autres hommes. Dans tous les pays, ou presque, la manifestation la plus importante d’une fête nationale, c’est le défilé militaire au cours duquel les citoyens sont conviés à venir admirer et applaudir non pas tant des hommes que des armes. Dans tous les pays, pour honorer un personnage de haut rang, on lui « présente les armes ».

Dans l’imaginaire collectif des peuples, l’épée est un symbole de noblesse, de courage, de gloire et de puissance. L’épée symbolise tout le prestige des armes et elle confère cet immense prestige à celui qui la porte. Au demeurant, l’honneur de pouvoir la porter n’est réservé qu’à quelques-uns. Et celui qui la porte se sent investi d’un immense pouvoir. Naguère, c’est en recevant son épée, au cours de la cérémonie de l’adoubement, que le jeune noble devenait chevalier et pouvait ainsi prétendre incarner les plus hautes vertus. De nos jours, les académiciens, qui sont les plus hauts représentants des arts, des lettres, des sciences et des sciences morales et politiques, sont honorés par la remise d’une épée. Peut-être objectera-t-on que l’épée de l’académicien n’est pas une arme de guerre et qu’elle n’est pas faite pour tuer. Mais, précisément, tout est là. Elle n’est, en effet, qu’un objet d’art qui symbolise « l’immortalité » de l’académicien. Elle n’est qu’un symbole, mais ce qui importe, c’est que ce symbole représente une arme de guerre.

Les religions ont elles-mêmes bénies les armes et ont pris une part prépondérante au développement de la culture de la violence. Voulant faire l’éloge des vertus militaires, Charles de Gaulle, dans Le fil de l’épée, s’interroge :  » Pourrait-on comprendre la chrétienté sans l’épée ?  » (4) Et sans aucun doute, en effet, l’histoire du christianisme ne saurait être comprise sans l’épée. Dès le début de l’Église, Paul de Tarse prétendit que l’autorité venait de Dieu et que ce n’était pas en vain qu’elle portait le glaive (5). Selon Bernard de Clairvaux, l’Église possède deux glaives pour pourchasser les infidèles, l’un spirituel et l’autre temporel :  » Que le double glaive de l’Église, menace-t-il dans son Éloge de la nouvelle milice qu’il écrivit à la gloire des Templiers, se lève sur ces barbares et anéantisse tout orgueil qui se dresse contre la sagesse de Dieu qui est notre foi ! …  » (6) Mais peut-on comprendre le christianisme avec l’épée ? Jésus, au moment même où il allait être arrêté afin d’être jugé et condamné à mort par la coalition des pouvoirs établis, n’a-t-il pas demandé à Pierre de remettre son épée au fourreau ? (7) L’histoire de l’Occident est tout entière marquée par un formidable malentendu : la croix, qui symbolise la non-violence de Jésus, a pris la forme d’une épée et a symbolisé la violence des chrétiens.

L’inclination naturelle à la malveillance

Cette culture de la violence, dont les armes de guerre ne sont que l’une des expressions, s’enracine dans la nature de l’homme. On ne cultive que ce qui est donné par la nature. Mais pourquoi donc l’homme est-il d’abord tenté d’être violent à l’encontre de l’autre homme ? La question la plus grave qui se pose à l’homme est de comprendre cette inclination qui est inscrite dans sa nature et qui le conduit, s’il n’y prend garde, à faire preuve de malveillance et de violence à l’encontre d’autrui, à vouloir sa mort. S’interrogeant sur cette inclination naturelle de l’homme à la malveillance, Kant en vient à répondre qu’elle est déterminée par  » l’amour de soi « , c’est-à-dire par l’égoïsme. Quand on agit,  » on se heurte toujours au cher moi, qui toujours finit par ressortir « (8).

Les prescriptions de la loi morale

Mais la raison de l’homme lui fait découvrir qu’il existe en lui une autre loi que la  » loi de l’amour de soi « , c’est  » la loi morale « . En tant qu’être raisonnable, l’homme doit agir avec la volonté de se conformer aux prescriptions de la loi morale. Cette loi anéantit les prétentions de l’amour de soi :  » La raison terrasse complètement la présomption, puisque toutes les prétentions à l’estime de soi-même, qui précèdent l’accord avec la loi morale, sont nulles et illégitimes. « (9) La volonté ne doit donc être déterminée que par la loi morale, alors que l’inclination naturelle de l’homme, sa disposition première, est de déterminer sa volonté par la loi de l’amour de soi. La loi morale ne peut être respectée qu’au préjudice des penchants naturels. C’est pourquoi  » la loi morale se présente d’abord comme interdiction  » (10). Dès lors,  » l’effet de la loi morale n’est donc que négatif « (11). Ce qui caractérise le devoir moral qui oblige l’homme, c’est la volonté de faire preuve de bien-veillance envers l’autre homme alors même que ses sentiments naturels inclinent à la mal-veillance. Dès lors, faire preuve de bienfaisance envers d’autres hommes, dans la mesure où on le peut, est un devoir,  » qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas  » (12).

Mon propos n’est évidemment pas de prétendre que Kant a élaboré sans le savoir une philosophie de la non-violence. Il ignore le concept de non-violence. Mais il est certainement légitime de reprendre les termes mêmes de Kant pour proposer comme définition de la violence la  » violation de l’humanité dans sa propre personne  » (13) et dans la personne de l’autre homme, et, dès lors, de définir la non-violence comme la volonté de respecter  » la dignité de l’humanité en sa propre personne «  (14) et, dans le même mouvement, de reconnaître  » la dignité de l’humanité en tout autre homme «  (15).

Cultiver la non-violence

Dès lors que, de par sa nature, l’homme est en même temps incliné à la violence et disposé à la non-violence, la question est de savoir quelle part de lui-même il décide de cultiver, aussi bien individuellement que collectivement. S’il ne cultive pas son jardin intérieur et s’il le laisse ainsi en friche, alors ce seront les mauvaises herbes de la violence qui pousseront toutes seules. L’homme inculte, qui laisse son humanité à l’état de nature, récoltera les fleurs du mal. Mais la violence est aussi le fruit de la culture. Certes la culture affiche une rhétorique qui dénigre la violence, mais, en même temps, elle l’entretient. Elle insinue constamment dans l’esprit des individus que, face aux conflits, ils n’ont le choix qu’entre la lâcheté et la violence. Cette culture de la violence offre ainsi à l’individu nombre de constructions idéologiques pour lui permettre de justifier sa violence dès lors qu’il prétend défendre une cause juste. Selon le dicton populaire qui tient lieu de sagesse des nations, » la fin justifie les moyens « , c’est-à-dire la défense d’une cause juste justifie la violence – et « la » cause juste c’est forcément « ma » cause, qu’il s’agisse de mes droits, de mon honneur, de ma famille, de ma religion, de ma nation. Le principe de « légitime défense » justifie la violence. C’est pourquoi le code pénal français innocente l’individu qui recourt à la violence en cas de « légitime défense » :  » Il n’y a ni crime ni délit, lorsque l’homicide, les blessures et les coups étaient commandés par la nécessité de la légitime défense de soi-même ou d’autrui  » (article 328). Ce qui fonde la culture de la violence, ce n’est pas la violence, mais la justification de la violence.

La culture véhicule des images de la violence qui sont des montages et qui ont pour but et pour effet de cacher la vérité de la violence. La culture confectionne un habillage qui a pour but, non pas de désigner la violence, mais de la déguiser. Cet habillage veut occulter la violence de la violence en la légitimant comme un droit de l’homme et en l’honorant comme la vertu de l’homme fort. Ces images veulent nous montrer que l’oeuvre de la violence, c’est la justice et non pas la mort. La représentation culturelle de la violence vise toujours à ennoblir la violence et à masquer tout ce qui est ignoble en elle. La culture veut nous présenter la violence comme l’arme de la justice qui vient mettre hors d’état de nuire l’agresseur. Mais l’histoire nous montre que la violence est le plus souventl’arme de la puissance qui vient frapper l’innocent. La puissance n’obéit qu’à elle-même, elle n’a d’autre visée que de se conserver et de s’accroître, et elle se soucie rarement de la justice. La culture veut nous présenter la violence comme un acte de courage qui défend l’innocent, alors qu’elle est le plus souvent un acte de lâcheté qui agresse l’innocent. Le symbole de la violence, c’est l’homme investi d’une autorité de fait qui frappe la joue d’un autre homme qui n’a aucune possibilité de répondre. Le plus souvent, l’homme n’est pas violent par nécessité, pour se défendre et se protéger contre la violence de l’autre homme, mais il est violent sans nécessité pour humilier l’autre homme, le faire souffrir, l’avilir, le détruire.

Voilà la contradiction essentielle : alors que la violence se justifie en prenant pour prétexte qu’elle est l’arme nécessaire de la légitime défense contre l’agresseur, le plus souvent, elle n’est que l’arme de l’agression contre celui qui est désarmé et sans défense. Et ce que les doctrinaires de la légitime défense et de la violence juste n’acceptent pas de reconnaître, c’est que la justification donnée à la première forme de violence profite à la seconde, c’est qu’en définitive, l’une et l’autre s’enracinent dans la même culture.

L’homme est un animal juridique, c’est-à-dire qu’il a besoin de raisonner pour justifier, à ses yeux et aux yeux des autres, son attitude, son comportement et son action. Mais l’homme est également un animal violent. Il est même le plus cruel des êtres vivants. La violence, en définitive, est le propre de l’homme. Les animaux ne sont violents que du point de vue de l’homme, car ils sont incapables de penser leurs « violences ». C’est vrai que le gros poisson mange le petit poisson et que le loup mange l’agneau. Mais les animaux ne sont pas responsables de ces « violences ». Seul, parce qu’il est un être de conscience et de raison, l’homme est responsable de ses actes et donc de ses violences. L’homme étant ainsi un animal à la fois violent et juridique, il va vouloir se convaincre que la violence est un droit de l’homme. Le fondement de l’option pour la non-violence, c’est précisément la conviction que la violence, quelles que soient ses raisons, n’est jamais un droit de l’homme, mais toujours un crime contre l’humanité. La violence, tant celle que je subis que celle que j’exerce, est la perversion radicale de mon humanité. Je ne peux donc que lui opposer un non catégorique. Cette objection de conscience et de raison fonde le concept de non-violence.

Enraciner la non-violence dans un « milieu humain »

Pour que la non-violence puisse faire valoir toutes ses potentialités, il faut qu’elle puisse s’enraciner dans ce que Simone Weil appelle un « milieu humain », c’est-à-dire une communauté, une société dont tous les membres, du moins la grande majorité d’entre eux, partagent les mêmes valeurs et les mêmes convictions. La non-violence, pour se développer, a besoin de faire partie de la culture d’un milieu humain. De toute évidence, cette condition n’est pas remplie. Dans le milieu culturel qui est aujourd’hui le nôtre, dès qu’on évoque la non-violence, on provoque une avalanche d’arguments – toujours les mêmes – qui visent à récuser son bien-fondé et sa pertinence. Tant que la non-violence restera prisonnière d’une discussion continuelle, cela signifiera que la culture de la violence domine encore les esprits et les intelligences.

La non-violence n’est encore que la conviction de quelques individus qui vivent dans une société dont la grande majorité des membres ne partagent pas cette conviction. Le plus souvent, celui qui affiche sa conviction non-violente se trouve par là-même plus ou moins gentiment – c’est-à-dire plus ou moins méchamment – marginalisé. Il devra subir l’ironie plus ou moins intelligente des autres. Il sera plus ou moins toléré, plus ou moins supporté, c’est-à-dire plus ou moins rejeté. Il sera « le non-violent ». Sa non-violence en quelque sorte sera considérée comme une manie, une idée fixe. Il finira par agacer et on le lui fera comprendre. Dans de telles conditions, en l’absence d’un milieu humain qui crée une atmosphère intellectuelle et spirituelle favorable à la non-violence, celle-ci risque fort de rester infructueuse.

Dès lors, la tâche la plus urgente est de créer un tel milieu humain qui favorise la culture de la non-violence.

Notes :

1) Jean Guéhenno, La mort des autres, Paris, Grasset, 1968, p. 32.

2) François Furet, Le passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann Lévy, 1995, p. 51.

3) Ibid.

4) Charles de Gaulle, Lefil de l’épée, Paris, Union générale d’éditions, Coll. 1O/ 1 8, 1962, p. 11.

5) Épitre aux Romains, 13, 1-8.

6) Saint Bernard de Clairvaux, Textes choisis par Albert Béguin et Paul Zumthor, Paris, Egloff, 1947, p. 262.

7) Évangile selon Matthieu, 26, 52.

8) Fondements de la métaphysique des moeurs, Paris, Éditions Delagrave, 1952, p.113.

9) Critique de la raison pratique, op. cit., p. 77.

10) La religion dans les limites de la simple raison, Paris, Vrin, 1983, p. 84.

11) Critique de la raison pratique, op. cit., p. 76.

12) Ibid., p. 246.

13) Ibid., p. 279.

14) Ibid., p. 283.

15) Ibid., p. 333.

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