Le pèlerinage aux sources, Lanza del Vasto, 1943
Editions Denoël, Paris, 1943.
31
Tirouvannamalaï, janvier 1937. Ermitage de Ramana.
«Il avait seize ans quand la chose lui arriva. Il était monté au temple. Là je ne sais ce qui se passa entre Dieu et lui.
Toujours est-il qu’il est sorti du lieu saint sans regard dans les yeux et sans voix dans la bouche.
Il est descendu dans le bassin des purifications, en est sorti laissant ses vêtements sur les marches.
Il est sorti du temple, tout nu, s’est accroupi au pied des murs extérieurs ; il est resté là plusieurs jours sans bouger.
Les gens le secouèrent croyant qu’il dormait, mais il gardait les yeux ouverts. D’autres lui apportèrent des nourritures qui séchèrent à ses pieds. Alors de pieuses femmes lui versèrent dans la bouche un peu de lait qui reste aux égouts du temple après avoir coulé sur les dieux.
Enfin il se leva, marcha et mangea, mais il ne parlait point. S’il avait faim il frappait dans ses mains devant le seuil d’une maison, et ce qu’on lui apportait il le jetait dans sa bouche, puis passait son chemin.
Après quelques mois tout le monde le prenait pour un fou et les enfants commencèrent à lui jeter des pierres.
Comme il n’aimait pas le bruit il s’est retiré sur cette montagne qu’il n’a plus jamais quittée depuis trente ans. Elle était alors toute boisée et hantée par les fauves.
Quelques curieux s’aventurèrent à sa recherche. Ils le trouvèrent assis dans une grotte humide au milieu des scorpions.
La réputation du Bienheureux se répandit, la grotte devint un lieu de pèlerinage.
Ce fut alors qu’ayant entendu son nom je quittai ma ville me sentant appelé.
Portant un panier de fruits pour offrande, je pris les sentiers par où descendent les eaux sauvages à la saison des pluies.
Dés que je l’aperçu assis sur un escalier de roches, je laissai tomber le panier et, la face contre terre, je pleurai sans plus pouvoir me retenir.
Lorsque je relevai la tête, il était descendu et se penchait sur moi. Il parla. Il n’avait pas parlé depuis cinq ans et ce fut à moi qu’il parle à cause de mas larmes et il me dit : « Mon fils, ne pleure plus. Ou plutôt pleure maintenant que tes larmes sont pures d’amertume et de révolte. Tu as pleuré de désespoir mais voici venues les larmes du salut. »
En fait j’avais perdu coup sur coup ma femme, mon fils et ma fille et j’avais dit à mon cœur insensé : « Donc Dieu n’est pas. »
Il parla encore : « Quand le paysan frappe sa robe sur la pierre du fleuve et la tord, ce n’est pas qu’il lui veuille du mal ; il la veut propre pour le jour de la fête. De même quand Dieu frappe l’homme et le lave de larmes, c’est qu’il veut se revêtir de lui.
Tu sais bien que la famille n’est qu’une rencontre de voyageurs. Tu sais qu’il est coupable de nous attacher et de nous répandre et tout à fait vain d’inonder nos proches de notre affection. Nous devons vivre comme si nous étions seul car en vérité nous sommes seul : Nous nous en apercevons le jour de notre mort. Quand un homme ne sait apprendre la vérité par la sagesse, il faut que la douleur la lui enseigne.
Tu avais perdu tes proches, et tu pleurais de désespoir, mais tu avais perdu quelque chose de bien plus proche que tes proches et tu ne songeais pas à en pleurer : tu t’étais perdu toi-même. Et maintenant tu vas te chercher et tu te trouveras. Ne pleure plus, mon fils. »
Je n’ai plus quitté le Bienheureux depuis ce jour. Je l’ai vu descendre du haut de la montagne au pied de la montagne où il demeure aujourd’hui. J’ai vu les huttes de l’ermitage se bâtir peu à peu autours de son siège fixé ; et les pèlerins de tous pays venir lui demander sa paix.»
Le Disciple me conte ainsi sa vie et celle de son maître. Il a un beau visage sombre et luisant, rasé de barbe et de cheveux, au nez droit et fin, au regard net. Il porte la robe des moines couleur de glaïeul.
De ce point du mont on découvre toute la plaine semée de sanctuaires, coupée de bassins encadrés de marches, tapissée de rizières jusqu’à la plate et maigre ville de Tirouvannamalaï et aux pyramides sculptées du temple de Shiv dansant.
À nos pieds se tassent les toits de palme tressée de l’ermitage, lieu plus saint et plus fréquenté que le temple.
«Rentrons, dit le Disciple, et vous aussi prosternez-vous devant lui, car il est Dieu lui-même.»
Nous nous mîmes en marche, il reprit : «Moi aussi je suis Dieu, mais je ne le sais pas.» Et moi : «Puisque vous ne le savez pas, pourquoi dîtes-vous que vous êtes Dieu ?» Il répondit : «Je le sais par ouïe dire, je le sais en parole, je le crois : je ne le sais pas comme il le sait.»
Quelques pas plus loin il reprit : «Vous aussi vous êtes Shiv»… Mais je coupai court : «Ah ! non, moi je sais que je ne suis pas Dieu.»
Il demeura consterné d’une affirmation si péremptoire de ma propre ignorance.
«Peut-être vous ne savez pas ce que c’est que savoir, me dit une autre fois le Disciple. Écoutez cette histoire et vous le saurez.
Un roi fit un jour appeler la reine, jusque là demeurée sa seule épouse, et il lui annonça son intention d’en épouser une seconde.
«Je dois bien me résigner à votre fantaisie, dit-elle, puisque la loi vous le permet. – Il ne s’agit pas du tout d’une fantaisie, reprit le roi fort piqué. Je ne fais en toutes mes actions que me conformer aux préceptes de mon maître spirituel. – Et puis-je connaître l’heureuse princesse que vous avez choisie. – Vous la connaissez déjà, répondit le roi : c’est ma sœur. – Je crois rêver, dit la reine, ou bien vous plaisantez peut être. – On voit, remarqua le roi, que vous n’êtes qu’une femme et n’entendez rien à la philosophie. Je vais tâcher de m’expliquer : Tout est en tout, tout est égal à tout : voilà ce que m’a enseigné le Maître. Toute femme doit nous être comme notre mère ou notre sœur ; notre mère ou notre sœur comme toute femme : voilà ce que m’a enseigné le Maître. Vit dans le monde de l’illusion et de l’ignorance celui qui fait entre les êtres la moindre distinction. Ce n’est plus mon fait : je n’en veux plus faire aucune. J’ai, depuis l’enfance, un tendre penchant pour ma sœur. La pensée qu’elle est ma sœur m’empêcha toujours de le lui déclarer. Mais je sais à présent si bien dominer ma pensée que je puis la concevoir comme une étrangère que je verrais pour la première fois. Il n’y a donc plus nul empêchement à notre union. Et je veux même m’empresser de la publier afin que mes sujets afin que mes sujets connaissent que je suis parvenu par mon savoir à un état différent de celui des hommes ordinaires. – Je ne suis en effet qu’une ignorante, dit la reine, et ne puis décider là dessus, mais consultez, je vous en supplie, votre maître avant de vous engager dans cette voie.»
Le roi, sûr de son fait, trouvait la chose superflue mais elle insista : « C’était déjà manquer gravement à votre maître que de ne pas lui déclarer votre propos avant qu’à moi. Ne doit-il pas être le premier averti de tout ce qui vous concerne ? »
On manda le saint homme et le mit au fait. Il prononça sévèrement : « L’homme qui sait que tout est en tout, que tout est égal à tout ne peut plus se tromper. Il est au-dessus du péché et personne n’a le droit de le juger.
Si vous savez, ô roi, que tout est égal à tout, vous pouvez faire sans péché tout ce que vous voulez. Mais est-il vrai que vous sachiez cela, ô mon noble disciple ?
– Je le sais, affirma le roi. Que je renaisse dans le ventre d’un chacal ou dans le corps d’un paria si je mens.
– Demandez donc un sabre et vous allez pouvoir me prouver sur l’heure que vous dîtes vrai. »
On apporta le sabre. «Empoignez-le fermement, dit le sage au roi. Bien. Et maintenant coupez ce jeune bananier.»
Le roi sans hésiter frappa le tronc mou et la plante s’abattit sur le sol.
«Bien, dit le sage : vous allez pouvoir prouver que votre foi est aussi sûre que votre geste, votre intellect aussi aiguisé que votre « lame. »
«Levez votre bras gauche. Bien : et maintenant coupez-le comme vous avez coupé la plante. N’hésitez pas un instant. Puisque tout est comme tout, puisque vous le savez et n’avez senti aucun mal à couper cette tige, vous n’en devez sentir aucun à couper de même votre bras, puisque vous le savez.
Si vous le saviez, ô mon cher disciple, et saviez ce que c’est que savoir.
Quant vous le saurez, ô roi, vous pourrez épouser votre sœur sans pécher.
Mais alors vous n’épouserez ni votre sœur ni aucune autre. Vous vous garderez de tout désir, tant des mauvais que des bons. Votre esprit n’aura qu’une pointe et vous atteindrez à la béatitude.»
Voilà trois jours que je me trouve dans l’ermitage du Maharshi Ramana. Il est celui-qui-sait. Il est celui qui demeure dans le Soi. Tels que nous nous trouvons, mais sans le savoir, dans le plus profond du sommeil, déliés, libres, absolus, tout-puissants, tel il peut s’atteindre à toute heure par la force de la pensée et du vouloir.
C’est du moins ce qu’on me dit. En fait c’est un petit homme qui va tout nu et reste tout simple au milieu des grands honneurs qu’on lui fait. Il a le chef branlant et chenu, et paraît le double de son âge. Le menton est lourd comme une motte avec sa touffe d’herbe sèche, la bouche toujours entrouverte ; l’œil est gris dans le visage sombre, le regard débonnaire et vacant.
On l’a placé sur un petit canapé de très mauvais goût, on a allumé de part et d’autres des braseros où fument des encens. Le soir, les Brahmanes se réunissent autours de sa couche et récitent les mantras védiques en un chœur bourdonnant, chantent quelque hymne ancien et quelque hymne nouveau en l’honneur du Bienheureux.
Tout le jour les disciples demeurent assis par terre en silence autours du Bienheureux. Parfois quelqu’un entre dans la grande salle toujours ouverte sur la campagne : Il va d’abord tout droit poser son ballot et son parasol au fond de la salle, puis revient se placer devant le petit canapé du Bienheureux, joint les mains au dessus de la tête, s’étend de tout son long à plat-ventre, se soulève, touche la terre du front, du nez, du menton, se relève et va s’asseoir parmi les autres dans le silence du Bienheureux.
Les disciples fixent celui qui est, et ils pensent à ce qu’ils sont. Ils s’appliquent, pour mieux dire, à penser ce qu’ils ne sont pas : ils ne sont pas ce bras ni cette jambe, cette tête ni ce cœur, ils ne sont pas ce corps, ils ne sont pas cette inquiétude ou cette joie, cette espérance ou ce remords, cette colère ou cet amour, ni toutes ces émotions mouvantes. Ils ne sont pas leur pensée puisque leur pensée cesse quand ils dorment et qu’ils ne cessent d’être. Ils ne sont pas ce Je qui se nomme.
«Mais quel est-il ce Dieu, que nous le servions de ce sacrifice ? »
Qui est le Soi ?
Il est au-dessus du péché, au dessus de l’erreur, au dessus de la mort, celui qui sait, celui qui sait cela, et qui sait ce que c’est que savoir.
L’encens fume et les prosternations se succèdent. Le Bienheureux ne voit rien de tout cela. Le Bienheureux chasse une mouche du bout de son nez. Parfois il fouille une boîte et en tire une feuille, il mâche le bétel et la noix de muscade : Dieu mâche le bétel et la noix de muscade. Parfois il lit le journal, alors Dieu lit le journal. Parfois il ouvre toute grande la bouche et il rote. Dieu rote.
Le Bienheureux s’est enquis de moi : qui j’étais et par trois fois m’a adressé des saluts de la tête et un geste amical, en quoi il me fait, je le sens, un insigne honneur.
Mes voisins m’ont informé que si je voulais lui poser une question de doctrine il me répondrait. Je n’ai rien demandé.
Je sais d’ailleurs ce que je veux savoir : que cet air n’est pas celui que ma poitrine demande. Il y a en moi une inquiétude chrétienne qui se préfère, quoique boiteuse, à la sérénité parfaite dont je vois le modèle ici. Si j’avais le rare courage et le pouvoir de me vouer à la sainteté j’y chercherai moins la paix du sommeil absolu que les délires de l’âme amoureuse. Si j’en avais le rare courage et le pouvoir, je ne me croirais pas le droit de chercher le salut par moi-même, en moi-même et pour moi-même. Il me faudrait passer par le bien d’autrui pour arriver à mon bien et je tiens que charité vaut mieux encore que sagesse.
C’est pour ces raisons que je me rendrai à Wardha chez Gandhi.
Oui, pour y apprendre à devenir meilleur chrétien.
Ce peuple se montre incapable de colère, d’ironie et de vulgarité, en quoi il diffère tant des nôtres.
Je pense qu’il y a des peuples animaux, c’est-à-dire agités et voraces, et des peuples végétaux.
Celui-ci me fait penser à un grand arbre par sa majesté pacifique, par son frémissement sur place, par sa puissance inoffensive.
Il est par nature évangélique. Simplicité, humilité, chasteté, charité fraternelle relevée d’une certaine délicatesse féminine, hospitalité, respect de toute vie, résignation à la volonté divine, détachement, font beaucoup mieux ici le tissu de la vie familière qu’en pays chrétien. Ceux qui viennent y prêcher la vérité du Christ doivent en éprouver d’abord un certain embarras.
Non que ces gens soient sans défauts. Ils en sont pourris. Mais leurs défauts ne nuisent qu’à eux-mêmes, tandis que la terre entière peut se plaindre des nôtres.
Comme nos propres défauts sont ce que nous supportons avec le moins de patience chez autrui, rien ne nous est plus facile que de regarder les leurs avec indulgence. C’est pourquoi l’homme le plus différent est le plus facile à comprendre et celui dont nous avons le plus à apprendre, pourvu que nous voulions cesser de nous croire supérieurs, sans quoi nous devrons nous contenter de cette supériorité illusoire et renoncer à toute connaissance.
L’Occidental qui n’a jamais quitté l’Occident ressemble au garçon qui n’est jamais sorti du collège et qui n’a jamais connu que des garçons. Enfin il se réveille de l’enfance, rentre dans sa famille et dans le monde, et la femme lui est révélée.
C’est une expérience du même ordre qui nous attend aux Indes. Nous y trouvons une humanité semblable à la nôtre autant qu’opposée : Oui, quelque chose comme un autre sexe.
Et tous les émerveillements, les transports, les déceptions, les erreurs, les pitiés et les tendresses qui sont le profit des amants, l’Inde nous permet tout cela, et un retour sur nous-mêmes.
Comme je me pressais sur le quai de la gare dans la foule, un adolescent me prit des mains mon ballot et, comme je résistais : «Ne croyez pas que ce soit pour de l’argent, monsieur », dit-il, et il courut me retenir une place dans le wagon.
Quand je fus installé, il me demanda : «Quel est votre pays ?» Je le lui dis. «Et, reprit-il, vous portez le dôti de Kaddhar ?» Or, c’est à la robe filée à la main que se reconnaissent les fervents de Gandhi.
«Gandhi-Djî ? demanda-t-il.
– Oui Gandhi-Djî.
–Merci », dit l’enfant rougissant de plaisir, et il repartit.