Qu'est-ce que la désobéissance
civile ? Christian Mellon
In Alternatives Non Violentes, n° 108, 1998
Si l'expression " désobéissance civile " a connu depuis quelques
décennies un large succès, il n'est pas certain que ses utilisateurs
l'emploient toujours à bon escient. On peut même supposer que
l'imprécision dans son usage explique en partie son succès : elle offre à
de nombreux groupes contestataires la possibilité de désigner leurs
pratiques par une expression qui, grâce aux campagnes de Gandhi et de King
notamment, est perçue comme valorisante. Auraient-ils l'impression qu'en
se référant ainsi implicitement à de prestigieux et respectables ancêtres,
ils ouvrent un parapluie protecteur sur leurs propres pratiques ? Ce
serait là une regrettable confusion entre deux aspects qu'il importe de
distinguer : celui de la définition et celui de la justification
de ce genre d'actions. Pour traiter sereinement de la définition de la
désobéissance civile, il faut mettre de côté les jugements de valeur. La
question de savoir si la désobéissance civile est parfois légitime, et si
oui à quelles conditions, mériterait à elle seule un autre article.
Quatre fois civile
En quel sens la désobéissance est-elle " civile " ? Le mot peut être
interprété de quatre manières différentes, qui se complètent plus qu'elles
ne s'excluent :
- " civil " renvoie d'abord à la notion de citoyen (latin
: civis ). Le mot souligne ainsi qu'il ne s'agit pas d'une rupture
de citoyenneté, d'un acte insurrectionnel contre la communauté politique
dont on fait partie. Il s'agit plutôt d'un acte de " civisme " au sens
fort : une volonté d'oeuvrer à l'intérêt général, y compris en payant de
sa personne. Cet acte de citoyens s'adresse à des citoyens : il fait appel
à l'opinion publique, estimant qu'elle peut comprendre l'objet du conflit
et intervenir pour sa solution. C'est pourquoi dans les sociétés non
démocratiques, où l'" espace public " est peu développé, seules des formes
tronquées de désobéissance civile sont possibles ;
- " civil " peut aussi se comprendre comme l'opposé de "
militaire " , selon une opposition linguistique qui reste pertinente dans
la plupart des langues : on s'habille " en civil " quand on quitte un
uniforme ; on dit " les civils " pour désigner les personnes qui ne sont
pas militaires. Certes, la désobéissance civile peut être pratiquée par
des militaires ; mais ils ne la pratiquent alors, précisément, que dans la
mesure où ils renoncent à l'usage (ou à la menace d'usage) des armes.
L'exemple typique d'une désobéissance civile des militaires, c'est le
refus de tirer quand on en reçoit l'ordre (comme certains officiers russes
à Prague en 1968). C'est donc l'aspect non-violent de la
désobéissance civile qui est ainsi souligné.
- " civil " s'oppose également à " criminel ". Les " délits "
dont il s'agit sont toujours de nature politique, même quand les
instances judiciaires refusent de les traiter comme tels. On ne peut pas
qualifier de " civile " une désobéissance à la loi visant à promouvoir des
intérêts égoïstes.
- un sens du mot " civil " auquel Gandhi attachait une grande
importance est celui qui évoque la politesse, la courtoisie . La "
civilité " de la désobéissance se marque par le respect des personnes
auxquelles on a affaire au coeur même d'une lutte contre des lois, des
politiques ou des systèmes.
Désobéir, ou obéir autrement ?
Le mot " désobéissance " semble plus facile à définir. Par opposition à
l'infraction (qui peut être non intentionnelle : on " se trouve " en
infraction), le mot désigne l'accomplissement délibéré d'une action
interdite par une loi ou un règlement en vigueur (ou le refus d'accomplir
un acte auquel la loi oblige).
Mais qu'est-ce qu'une " loi en vigueur " ? Notre époque a vu se
multiplier les différents niveaux de lois : on en appelle par exemple
d'une loi nationale à des Conventions internationales, voire à la
Déclaration universelle des droits de l'Homme. Ou bien, dans les États
fédéraux, d'une loi locale à la loi fédérale... Il arrive donc fréquemment
que l'on justifie la désobéissance à une loi au nom de l'obéissance
à une autre loi, estimée supérieure. Ce fut notamment le cas
dans le Mouvement des droits civiques aux États-Unis : pour justifier ses
violations des lois racistes de certains États du Sud, il s'appuyait sur
les lois votées à Washington déclarant illégale la discrimination raciale.
Ainsi la discrimination dans les mares routières avait-elle été interdite
depuis longtemps par la loi fédérale lorsque commencèrent les " freedom
rides ", ces voyages en bus dans les États racistes, au cours desquels
les militants blancs et noirs utilisaient ensemble les installations des
gares routières. Était-ce de la " désobéissance civile " ?
On en a beaucoup discuté aux États-Unis à l'époque. Certains estimaient
que ces actions ne constituaient pas des transgressions de la loi, mais
des manières de " faire appel " à la loi, en obligeant les tribunaux à
trancher. Mais on peut aussi considérer la chose du point de vue de ceux
qui prenaient le bus pour le sud : ils avaient beau savoir que leur acte
n'était pas formellement une infraction et que leur droit serait reconnu
tôt ou tard, ils étaient néanmoins confrontés dans l'immédiat à toutes les
pénibles conséquences d'une infraction à une loi en vigueur : arrestations
souvent brutales, amendes, emprisonnement...
On peut donc retenir, avec Burton Zwiebach, un critère plus pragmatique
que juridique : " Pour déclarer qu'un acte est " désobéissant ",
il importe peu de savoir que la règle sera probablement abrogée par
l'autorité supérieure ou bien que l'on découvrira que l'autorité
exigeant l'obéissance a agi en dehors des limites de son autorité.
Du moment qu'une règle formellement valide ou une autorité publique
formellement reconnue est désobéie par quelqu'un à l'intérieur des
limites de sa juridiction apparente, l'acte est une désobéissance. "
Les différentes définitions qui ont été proposées de la désobéissance
civile s'accordent généralement sur son caractère public (non
secret), politique (non criminel), pacifique (non violent).
Mais elles divergent sur la nécessité d'inclure ou non une référence aux
motivations subjectives des acteurs et notamment à des motifs " de
conscience ". C'est en fait le rapport de la désobéissance civile à une
notion très voisine, celle d'" objection de conscience ", qui est ainsi
posé.
Désobéissance civile et objection de conscience
L'expression " objection de conscience" apparaît pour la première fois,
semble-t-il, en Angleterre vers la fin du XIXème siècle, à l'occasion d'un
large débat d'opinion sur la vaccination obligatoire. Ce débat aboutit, en
1898, à une loi qui prévoit des exemptions pour ceux qui feraient état
d'une " conscientious objection " à la vaccination de leurs enfants.
L'expression fut reprise, et rarement vulgarisée, lors des débats
ultérieurs sur le service militaire obligatoire. Aujourd'hui encore, on a
tendance à réserver l'expression au domaine des obligations militaires, ce
qui est une erreur historique et logique : il y a objection de conscience
chaque fois qu'un individu refuse de se soumettre à une obligation légale
pour des motifs de conscience, quelle que soit la nature de cette
obligation.
La conviction que tout être humain a le droit - ou même le devoir -
d'obéir à sa conscience plutôt qu'à l'autorité politique en cas de conflit
entre les deux est ancienne : d'Antigone aux martyrs chrétiens, plusieurs
exemples dans l'Antiquité rappellent qu'il ne s'agit pas là d'une conquête
de l'individualisme moderne. Mais cette conviction fonde le droit à
l'objection de conscience, non à la désobéissance civile. Elle dit à un
individu, pris dans un conflit entre deux lois, qu'il doit obéir à la loi
supérieure à ses yeux, fût-ce au prix de sa liberté ou de sa vie. Mais
elle ne lui dit rien quant aux moyens par lesquels pourrait être modifiée
ou abolie la loi qu'il estime " mauvaise ". Il faudrait en effet entrer
alors dans de tout autres considérations, notamment politiques, tactiques,
stratégiques, celles précisément que la désobéissance civile va prendre en
compte.
Pour Antigone, le choix est simple : obéir à Créon ou aux Dieux. En
désobéissant à la loi de Créon qu'elle estime impie, elle ne se donne pas
pour but de changer cette loi. Sans doute le souhaiterait-elle,
mais elle n'en a pas le pouvoir. Elle reste enfermée dans le dilemme
tragique - elle en mourra - précisément parce qu'il n'est pas en son
pouvoir d'en modifier les termes. Chercher à se donner ce pouvoir, ce
serait entrer dans une problématique de désobéissance civile.
Le mot " conscience " renvoie d'abord à quelque chose d'individuel.
Même si des milliers de personnes adoptent, vis-à-vis d'une loi donnée,
une même attitude d'objection de conscience, ce n'est jamais que la
conjonction de milliers d'attitudes individuelles. Certes, cela peut créer
une force et même favoriser une éventuelle modification de la loi, mais
comme par surcroît. " Fais ce que dois, advienne que pourra " :
ainsi se résume la préoccupation de l'objecteur (1).
Dans la désobéissance civile, en revanche, la considération des
effets de l'acte est essentielle. Bien sûr, les acteurs entendent ne
rien faire qui soit contraire à leur conscience individuelle - et, en ce
sens, la désobéissance civile n'est jamais pur pragmatisme - mais ils
visent à obtenir des résultats pour d'autres qu'eux-mêmes. Leur
préoccupation première n'est pas de mettre leur conscience en paix
résolvant ainsi le problème pour eux-mêmes - mais de modifier une loi ou
une politique pour toute la cité. C'est d'ailleurs ce projet qui, dans une
société démocratique, rend la légitimité d'une désobéissance civile
beaucoup plus problématique que celle d'une objection de conscience.
Pour obtenir des résultats, il faut s'organiser, se donner des
objectifs réalistes, analyser la situation, créer un rapport de forces.
Les diverses actions de désobéissance civile mises en oeuvre dans la
lutte du Larzac restent à cet égard exemplaires. Il ne suffisait pas aux
paysans de savoir qu'ils avaient moralement raison de construire une
bergerie sans permis ou de renvoyer leurs papiers militaires il fallait
aussi que ces actions illégales contribuent à renforcer leurs positions
sur le terrain et dans l'opinion publique.
La notion de " rapport de forces " est donc essentielle dans la
désobéissance civile, alors qu'elle est totalement étrangère à l'objecteur
de conscience. Très souvent, ce rapport de forces est créé par le
nombre des " désobéissants " qui se coordonnent dans une action
collective. Les simples moyens de répression peuvent être parfois
paralysés. Un des objectifs fréquents des campagnes de désobéissance
civile de Gandhi était de " remplir les prisons ". Les campagnes de refus
concerté de l'impôt s'appuient sur la même analyse : un refuseur isolé,
c'est une protestation morale. Dix mille refuseurs, c'est une menace de
désorganisation des systèmes de perception, menace dont tout Gouvernement
doit tenir compte.
Le critère du nombre n'est cependant pas absolu. Des objecteurs en
grand nombre peuvent très bien n'exercer aucune pression : si la loi
prévoit pour eux une exception, ils peuvent se tenir satisfaits. Ce qui
leur importe en effet, ce n'est pas que la loi soit meilleure pour tous,
mais qu'elle ne les contraigne pas, eux, à agir mal. Bien des sectes
religieuses ont des objections de conscience de ce type... Inversement, un
petit nombre de personnalités connues et respectées peuvent exercer une
forte pression par une désobéissance civile. Ainsi, en 1998, en France,
des artistes ont fait savoir qu'ils désobéiraient à une loi sur les
expulsions d'étrangers en hébergeant chez eux des personnes expulsables.
Désobéissance directe et indirecte
Quand des personnes décident de commettre des actes Q considérés comme
illégaux, c'est parce qu'à leurs yeux ces actes sont " légitimes " en
fonction d'une autre loi (ou d'une loi d'un autre ordre : moral,
religieux). Une telle décision exige de fortes motivations personnelles,
lesquelles se fondent nécessairement, en dernière analyse, sur des
convictions profondes d'ordre éthique, qui sont bien du même ordre que
celles qui inspirent une " objection de conscience ". Mais si la mention
de ces convictions ne doit pas entrer dans la définition même de la
désobéissance civile, c'est parce qu'il n'y a pas de lien direct et
immédiat entre les motivations éthiques et l'action choisie. Il y a
toujours la médiation d'une analyse des possibles, d'une stratégie, d'une
évaluation des conséquences. En somme, il y a calcul.
C'est pourquoi la désobéissance civile est très souvent indirecte :
alors que la désobéissance civile directe consiste à enfreindre la loi
que l'on veut voir modifier (exemple : pour les " freedom rides ", la loi
de ségrégation dans les gares routières), celle qui est indirecte consiste
à enfreindre une autre loi, choisie pour des raisons tactiques, mais que
l'on ne conteste pas en elle-même. Ainsi, lorsque des citoyens et des élus
du Finistère, en 1980, sont allés perturber la circulation ferroviaire en
s'asseyant sur la voie ferrée pour obtenir que la SNCF rétablisse certains
arrêts de trains, ils ne demandaient pas à la SNCF de modifier le
règlement qui interdit J'entrave à la circulation des trains ! Leur acte
collectif illégal visait à faire pression sur un autre point : la
politique de desserte ferroviaire des petites localités. De même, ceux qui
ont occupé des locaux diplomatiques (américains pendant la guerre du
Vietnam, espagnols au moment d'exécutions d'opposants par Franco) ne
protestaient pas contre la loi qui interdit qu'on occupe ce genre de
locaux, mais contre la politique des pays concernés. Quoi qu'on puisse
penser de l'efficacité et de la légitimité de ce genre d'actions, on ne
peut manquer d'en percevoir la différence de nature avec la désobéissance
d'Antigone.
Le martyr et le stratège
Il ne faut pas chercher à hiérarchiser objection de conscience et
désobéissance civile. Elles ne se jugent pas en fonction des mêmes
critères. Il est des circonstances où le critère d'efficacité n'est pas
pertinent : l'objection de conscience peut alors rester le dernier
témoignage d'une liberté écrasée. Ce fut le choix de Franz Jagerstatter,
cet admirable paysan autrichien, qui ne put opposer à la machine
hitlérienne que son refus obstiné de porter les armes à son service, et
qui mourut décapité (2). Un esprit " tactique " lui aurait conseillé de se
soumettre, faisant valoir qu'un soldat humain et non-violent pourrait "
limiter le mal " au cours de certaines opérations. Il préféra le refus
radical, jusqu'à l'échafaud. Mort totalement inutile selon les critères
d'efficacité. Mais qui peut dire que son choix était " supérieur " ou "
inférieur " à celui des hommes qui cherchèrent à assassiner Hitler, ou à
celui des populations norvégiennes qui affaiblirent l'occupant par une
stratégie concertée de désobéissance civile ?
Chaque situation appelle des choix différents. Personne n'a la garantie
de faire toujours le bon choix. Mais analysons chacun pour ce qu'il est.
Évitons notamment d'interpréter les actions de désobéissance civile en
termes d'objection de conscience. Parler de " gestes prophétiques " ou de
" courageux témoignages " à propos d'actes de désobéissance civile, c'est
ramener au registre "moral" ce qui doit être jugé d'un point de vue
politique.
Certaines objections de conscience, dans la mesure où elles ne se
donnent pas d'objectifs politiques et ne risquent pas d'être contagieuses,
peuvent être assez bien tolérées par les pouvoirs politiques, du moins par
ceux qu'une idéologie totalitaire ne pousse pas à chercher le contrôle
absolu sur les individus. C'est ainsi que, dans les pays démocratiques,
certaines législations touchant des problèmes éthiques (avortement,
entraînement au port d'armes) comportent des " clauses de conscience ". Il
est alors possible de faire valoir légalement une objection de
conscience. Ce fait illustre bien la distinction avec la désobéissance
civile : l'idée même d'une reconnaissance légale de la désobéissance
civile serait une contradiction dans les termes. Si la désobéissance
civile est parfois légitime (ce qui est à discuter cas par cas, et
de façon très restrictive dans les régimes démocratiques), elle ne saurait
être légale au sens du droit positif.
En pratique, une distinction moins nette
Cette distinction à établir entre les notions de désobéissance
civile et d'objection de conscience est évidemment moins nette dans la
pratique : très souvent une objection de conscience évolue en
désobéissance civile, notamment quand on réalise qu'il est peu
satisfaisant, y compris d'un point de vue éthique, de s'en tenir à une
démarche individualiste. De fait, si je suis vraiment convaincu (au nom
d'une éthique qui est mienne mais que je pense universelle) que telle loi
ou telle politique est "injuste" est-ce que j'agis moralement en cherchant
seulement à dégager ma responsabilité personnelle ? Ne dois-je pas viser à
modifier cette loi ou cette politique, même au prix de compromis, de
retards, d'alliances avec des forces qui ont d'autres motivations éthiques
?
Inversement, la plupart des personnes qui se sont engagées dans une
action collective de désobéissance civile sont disposées, en cas d'échec
de leur campagne, à poursuivre au moins une objection individuelle, par
principe moral, à la loi ou à la politique qu'elles n'ont pu changer.
Distinctes en théorie, objection de conscience et désobéissance civile
sont donc fréquemment associées en pratique, ce qui explique que la
confusion persiste dans les esprits.
Essai de définition
Au terme de ces réflexions, il est possible de proposer une définition
de la notion de désobéissance civile, ne serait-ce que pour la soumettre à
une plus large discussion : la désobéissance civile est une forme
d'action non-violente par laquelle des citoyens, ouvertement et
délibérément, transgressent de manière concertée une (ou plusieurs)
loi (décret, règlement, ordre émanant d'une autorité légale) en
vigueur, dans le but d'exercer soit directement soit indirectement (par
l'appel à l'opinion publique) une pression sur le législateur ou
sur le pouvoir politique, pression visant soit la modification de
la loi transgressée soit la modification d'une décision politique,
soit même - très exceptionnellement -
le renversement de ce pouvoir.
Danger pour la démocratie ?
Brûlante est la question de la légitimité de la désobéissance civile
dans une démocratie. Dans un régime non démocratique, en effet, il n'y a
guère à hésiter : non seulement la désobéissance civile est légitime, mais
elle constitue souvent le seul moyen non-violent permettant de s'opposer à
de tels régimes ou au moins d'en limiter la nocivité. Mais lorsque les
lois sont votées par une majorité élue sans fraude et sans intimidation,
lorsque les politiques sont définies par un Gouvernement émanant d'un
suffrage universel, peut-on admettre que des citoyens - même avec les
motivations éthiques les plus respectables qui soient - organisent des
actions illégales en vue de modifier les lois et politiques qu'ils
réprouvent ? Si tout le monde en faisait autant, où irait-on ?
A priori, il semble donc que la plus grande prudence s'impose avant de
légitimer la désobéissance civile dans une démocratie. Ce ne pourra jamais
être qu'à titre d'exception. D'après la plupart des auteurs de philosophie
politique qui ont traité la question (notamment Hannah Arendt, John Rawls
et Jürgen Habermas), de telles exceptions existent pourtant. Elles
s'appuient sur deux constats :
- La démocratie, ce n'est pas seulement le respect du vote majoritaire
: c'est aussi le respect de l'État de droit et de quelques principes
fondamentaux. Car, contrairement à ce qu'affirmait une formule devenue
célèbre, on n'a pas "... juridiquement tort " du seul fait que l'on est "
politiquement minoritaire " ! Même une majorité régulièrement élue ne
saurait légitimement adopter une disposition contraire à la Déclaration
des droits de l'Homme, aux grands principes constitutionnels, aux
conventions internationales signées par la France, etc. Certaines formes
de désobéissance civile peuvent donc se justifier, contre la décision
prise à un niveau, comme une sorte de procédure d'appel à un niveau
supérieur de légalité.
- Aucun régime n'est parfaitement démocratique. On sait bien que
certaines décisions, prises par des élus dans les formes apparemment
légales, résultent en fait de jeux d'influences occultes qui n'ont rien à
voir avec l'intérêt général : corruption, lobbies manipulateurs, décisions
"technocratiques" (les experts profitant de la démission ou de
l'incompétence des élus), etc. C'est dans ces failles de la démocratie que
peut s'insérer une certaine justification de la désobéissance civile,
notamment quand il s'agit de décisions aux effets graves et irréversibles.
Des citoyens, par des actes de désobéissance civile, estiment de leur
devoir de faire une sorte d'appel à l'opinion publique, sans attendre les
prochaines élections. Loin d'être l'apologie anarchisante du " chacun sa
loi ", une telle désobéissance civile est alors un moyen pédagogique,
limité dans le temps et dans son objet, visant à susciter un débat public
sur une question grave et urgente. Loin de contester la démocratie, elle
vise à la défendre en la protégeant de ses propres dysfonctionnements.
1) J'emploie ici le mot " objecteur" pour caractériser une position et
clarifier un débat théorique. Mais il va de soi que la plupart de ceux qui
se nomment (ou sont nommés) " objecteurs " dans notre pays ont des
positions beaucoup plus complexes, et souvent plus proches de ce que
j'appelle ici désobéissance civile.
(2) Sa vie est racontée par Gordon Zahn, Un témoin solitaire,
Paris, Seuil, 1967.