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Du combat non-violent, Jacques Sémelin, 1995

Enseignant à Sciences-Po Paris et chercheur au CNRS

N’y-a-t-il pas quelque indécence à parler de non-violence au moment même où le feu de la barbarie se rallume aux quatre coins du monde? Ou serait-ce le contraire? Affirmer une espérance en l’homme, en sa faculté de défier la violence par la résistance dite « non-violente » n’est-il pas plus nécessaire que jamais? Difficile de trancher sans s’entendre d’abord sur le sens des mots. Les notions de « violence » et de « non-violence » ont en effet des significations confuses que les traditions philosophiques et morales ne parviennent pas toujours à clarifier. Paradoxalement, le vocable « non-violence » fait la part belle à la violence puisqu’il sous-entend que celle-ci est première . Or, rien n’est moins sûr. Si l’on en croit les biologistes, la violence n’est pas « naturelle »[1]. C’est l’homme qui déclare « violent ce qui ne l’est pas nécessairement. Eric Weil l’a souligné : « La roche tombante qui écrase une maison avec ses habitants, le lion qui tue et dévore sa proie, ne sont violents que pour l’homme qui, parce qu’il a déjà l’idée de la non-violence, peut voir la violence dans la nature. Il n’y a du non sens que du point de vue du sens »[2]. Comme le suggère Bernard Quelquejeu , la non-violence est une disposition éthique d’ordre spirituel, par laquelle l’homme affirme un monde authentique de l’Esprit. Et de regretter, lui aussi, cette « déplorable inversion sémantique du vocable de ‘non-violence’ qui donne naturellement à penser…que la non-violence serait la négation ou le refus de la violence qui la précéderait. (…). C’est exactement l’inverse qui est vrai »[3].

C’est au début des années 1920 que le mot « non-violence » apparaît en français dans les journaux, en référence au combat engagé en Inde par Gandhi contre le colonialisme britannique[4]. Comme l’explique Romain Rolland dans son Mahatma Gandhi (1923), il provient d’une reprise littérale du mot anglais « non-violence », lequel est une traduction approximative du sanscrit ahimsa, qui désigne le refus de tout acte pouvant porter atteinte à la vie[5]. Cependant la notion d’ahimsa exprime mal l’originalité des méthodes de lutte du libérateur de l’Inde. Au cours de ses premières campagnes d’action en faveur de la communauté indienne d’Afrique du Sud, à partir de 1906, Gandhi chercha à forger un nouveau terme pour les désigner, ne se satisfaisant pas de la notion de « résistance passive ». A cette fin, il ouvrit un concours auprès des lecteurs de son journal, Indian Opinion, sa préférence se portant sur « sadagraha » (force de la conduite droite) qu’il transforma en « satyagraha » (force de la vérité). Le terme parle peu à des esprits occidentaux. La notion de force renvoie à la dynamique d’un conflit à affronter avec un adversaire désigné. Celle de vérité possède d’évidents fondements religieux puisque pour Gandhi, la Vérité est l’un des noms de Dieu. Comme cette force de vérité ne peut faire usage de violence, on peut penser que l’ahimsa est l’une des conditions du satyagraha, comme il l’explique dans ses Lettres à l’Ashram[6]. Notre esprit cartésien, toutefois, est dérouté par une pensée qui paraît manquer parfois de rigueur puisque dans d’autres textes, Gandhi place les deux notions sur le même plan en déclarant que « la vérité et la non-violence sont (…) deux faces de la même pièce »[7]. Il n’est donc pas étonnant que les Occidentaux aient peine à se repérer dans des analyses qui peuvent se contredire ou changer et risquent de conduire à des contre-sens.

Après Gandhi, d’autres combats non-violents ont vu le jour sur d’autres continents. La liste des Prix Nobel de la Paix attribués depuis les années cinquante à certains de ceux qui ont engagé leur propre résistance dans une telle dynamique, est un bon indicateur de cette propagation : Albert Luthuli contre l’apartheid en Afrique du Sud (Prix Nobel en 1960), Martin Luther King en faveur des droits civiques des noirs nord-américains (1964), Andreï Sakharov pour les droits de l’homme dans l’ex-Union Soviétique (1975), Mairead Corrigan pour la paix en Irlande du Nord (1976), l’argentin Adolfo Perez Esquivel pour la défense des droits de l’homme en Amérique du Sud (1980),le Dalaï Lama contre l’occupation chinoise au Tibet (1989) et aussi Aung San Suu Kyi, dirigeante de l’opposition démocratique en Birmanie (1991), Rigoberta Menchu, leader du mouvement de défense des Indiens du Guatemala (1992). Phénomène marquant de la seconde moitié du vintième siècle, la croissance de la résistance non-violente au sein de différentes cultures, principalement contre des régimes autoritaires ou totalitaires, semble manifester son caractère universel. Universalisme néanmoins relatif puisque, du point de vue religieux, les exemples cités ne comportent pas de figures propres au judaïsme ou à l’islam, ce qui ne veut pas dire que des juifs ou des musulmans ne puissent pratiquer ce type de résistance, même s’il reste vrai qu’à ce jour, les grands leaders non-violents ont surtout été hindous, boudhistes ou chrétiens.

Si engagement non-violent et croyance religieuse semblent souvent aller de pair, le combat d’Andrei Sakharov et avec lui, celui de nombreux dissidents de l’Est (Vaclav Havel), a montré que la pratique de la résistance non-violente peut aussi se développer sur des bases non religieuses, éthiques ou humanistes.

En fait, s’il conserve, pour certains, une connotation religieuse, le terme de « non-violence » et plus encore le qualificatif « non-violent(e) » se sont laïcisés. Ils tendent en effet à désigner une certaine conception de l’action sociale ou politique, que le dictionnaire Le Grand Robert définit assez justement comme la « doctrine prêchée par Gandhi qui recommande d’éviter la violence dans l’action politique en toutes circonstances ». Au cours des années soixante-dix, quelques essais de science politique ont d’ailleurs tenté de préciser les fondements d’une stratégie de l’action non-violente, tels ceux de Gene Sharp et de Jean-Marie Muller[8]. Les événements de  1989 en Europe centrale sont venus renforcer la légitimité intellectuelle de cette approche du politique. Les mots « non-violence » ou « résistance non-violente », se sont dès lors faits plus fréquents sous la plume de sociologues, politologues ou philosophes. Ainsi, Georges Mink écrit à propos de l’expérience  polonaise : « La liste noire des dates sanglantes et des affrontements stériles (1956, 1968, 1970, 1976, 1981) a suffi pour faire des anti-communistes les adeptes de la non-violence »[9]. L’adjectif se retrouve aussi chez Jürgen Habermas quand celui-ci note par exemple que « l’appareil de domination a été brisé de façon exemplaire en RDA par la pression croissante de mouvements civiques agissant de façon non-violente »[10].

Tous ces combats en témoignent : la non-violence n’est pas la recherche d’une réconciliation entre colonisateurs et colonisés comme le pensait Frantz Fanon dans Les damnés de la terre[11]. La résistance non-violente est ici le moyen privilégié de lutte en faveur des droits de l’homme. Sa finalité générale est d’oeuvrer pour plus de justice et de liberté, non de rechercher la paix à tout prix. C’est pourquoi il est légitime de parler de la non-violence comme d’une forme d’action ou de combat qui engendre le conflit. A vrai dire, il n’y a d’action non-violente que dans le conflit. Lanza del Vasto l’a noté : « Celui qui vit tranquillement est peut-être non-violent mais on n’en sait rien. On le saura le jour où un conflit éclatera »[12] Etre pacifique dans la vie quotidienne ne signifie pas être non-violent dans le conflit. La paix ne se confond pas avec la non-violence et celle-ci n’est pas le pacifisme. La paix de la violence entretient l’illusion que le conflit n’existe pas. Mais un jour vient où ceux qui se révoltent contre le tyran font éclater le conflit qui n’était que sous-jacent. Face au conflit, écrit encore Lanza del Vasto, cinq attitudes sont possibles : « la neutralité, la bagarre, la fuite, la capitulation et la non-violence »[13]. Ce n’est pas parce que je me refuse à la violence que je suis non-violent. Répugner à la violence peut être au contraire d’une méprisable lâcheté ou d’une dégradante compromission.

Notre modernité admet le caractère regrettable de la violence ; mais elle la juge inévitable. Rares sont ceux qui font l’apologie de la violence ; beaucoup plus nombreux ceux qui croient à la légitimité de la violence dans certaines circonstances. Quand le dialogue s’avère inefficace pour convaincre l’adversaire, la violence peut effectivement être l’une  des formes du recours à la force . Mais « faire usage de la force » signifie-t-il toujours recourir à la violence, comme le suggère le langage courant? Non, si l’on s’appuie sur l’une des définitions les plus admises du mot « violence » comme « l’abus de la force ». En s’en tenant à cette première approche, il existe donc bien une expression de la force qui ne repose pas sur l’usage de la violence : c’est la force de l’action non-violente.

Quelle est donc cette stratégie de force engendrée par la résistance non-violente? Reposant sur une analyse générale des rapports de domination, elle part du constat que nous nous faisons trop souvent une fausse idée de la violence et des moyens de lui résister parce que nous surestimons son pouvoir. Lorsqu’il analyse les causes de l’oppression de son pays par le colonialisme anglais, Gandhi souligne que « ce ne sont pas tant les fusils britanniques qui sont responsables de notre sujétion que notre coopération volontaire »[14]. Précisant sa pensée, il écrit ailleurs : « Le gouvernement n’a aucun pouvoir en dehors de la coopération volontaire ou forcée du peuple. La force qu’il exerce, c’est notre peuple qui la lui donne entièrement. Sans notre appui, cent mille Européens ne pourraient pas même tenir la septième partie de nos villages »[15]. Dans cette perspective,  les deux composantes irréductibles d’une situation de domination sont, d’une part, la coercition des oppresseurs et, d’autre part, la coopération plus ou moins forcée des opprimés. Le propos rappelle Le discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boëtie qui notait en son temps : « Je désirerais seulement qu’on me fit comprendre   comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’on lui donne »[16] ; il rejoint encore l’expérience de la résistance au totalitarisme soviétique, telle qu’elle nous est rapportée par Vladimir Boukovski : »Nous avons compris une grande vérité, à savoir que ce n’est pas le fusil, ce ne sont pas les chars, ce n’est pas la bombe atomique qui engendre le pouvoir et le pouvoir ne repose pas sur eux. Le pouvoir nait de la docilité de l’homme du fait qu’il accepte d’obéir ». [17].  Ceci revient à reprendre l’analyse des rapports du maître et de l’esclave développée par Hegel,  en insistant sur le consentement implicite de l’esclave à sa propre domination, en tant que figure historique de l’esclavage.

Changer sa position d’esclave suppose un processus d’éducation, de « conscientisation » dirait-on en Amérique du Sud, par lequel l’esclave peut parvenir à briser sa mentalité de dominé. Autrement dit, son premier combat doit être de s’affirmer en tant que personne, en tant que sujet affranchi de sa propre sujétion. Et c’est alors que l’analyse devient stratégie : une stratégie de l’action dite « non-violente » dont voici trois des principes majeurs.

Le premier est celui de l’affirmation de l’identité du sujet résistant. Au commencement de l’action non-violente est ce travail de « conscientisation » qui vise à réveiller  la combativité de chacun, comme l’a maintes fois dit Martin Luther King à propos des Noirs américains, tant il est vrai que le dilemme n’est pas alors entre violence et non-violence mais entre non-violence et passivité. La démarche même de l’acte fondateur de résistance est de commencer par dire : « Non, plus jamais çà » . C’est affirmer sa propre dignité et se libérer de la peur, non pas de « s’en défaire mais plutôt de la brider et de la maitriser » écrit Martin Luther King[18]. Résister suppose un apprentissage pour lutter  dans le risque  partagé et  faire preuve d’unité et de solidarité.  Résister exige autant une nouvelle manière d’être que de faire qui bouleverse le quotidien de la sphère privée. D’un point de vue religieux, très présent chez Gandhi, il n’y a pas de résistance authentique sans purification personnelle, synonyme de jeûne et de prière. Dans tous les cas, c’est affirmer une identité nouvelle par le verbe, la marche ou la manifestation, autant de procédés symboliques de la « mise en scène qui, selon Dominique Colas, sont inséparables de la formation d’une société civile » ; la manifestation étant notamment « dans sa théâtralité dérisoire une démonstration principielle de la croyance en l’efficacité de la représentation, montrant du geste et du mot, une voie de lutte  (…), alors que l’insurrection, affirmation de la force en acte dans le refus de toute délégation, est le registre de la dictature totale écrasant la société civile sous les pas cadencés de la mobilisation armée »[19].

Pour être efficace, cette mobilisation résistante doit s’insérer dans les structures politiques et administratives, les circuits économiques ou les réseaux culturels du corps social. Or, si la soumission des hommes ne dépend pas uniquement de la violence qu’ils subissent mais aussi de l’obéissance qu’ils consentent, alors une stratégie de résistance est possible, qui consiste à refuser d’obéir et de collaborer. C’est là le second principe d’une stratégie non-violente : celui de la non-coopération collective. Il se ramifie en diverses méthodes de lutte selon son point d’application : à la sphère du travail, la grève ; au secteur des produits et des biens, le boycottage ; à l’appareil des lois, la désobéissance civile[20]. Georges Sorel serait sans doute surpris de voir la grève considérée comme une « arme non-violente » alors qu’elle était pour lui l’expression même de la « violence des masses. »[21]. Selon le principe de non-coopération, il semble logique de la ranger dans l’arsenal des moyens de la résistance non-violente. L’on mesure une nouvelle fois combien le débat violence/non-violence peut être piégé par le sens que chacun attribue à ces termes. A travers de telles méthodes, dont il faudrait discuter les conditions d’emploi, la stratégie non-violente devient véritablement force de pression et de contrainte sur l’adversaire. Elle peut s’accompagner d’actions de non-coopération « offensives », telles que des sanctions économiques.

En troisième lieu, l’action non-violente vise à la médiatisation du conflit c’est-à-dire à susciter la constitution de « tiers » qui appuient sa cause. La résistance non-violente cherche en effet à s’adresser à l’extérieur pour « ouvrir » la relation dominants/dominés en prenant pour témoin et, si possible pour soutien, ce qu’on appelle l’opinion publique.  Alors que la violence effraie l’opinion, un des buts de l’action non-violente est de forcer sa sympathie. C’est pourquoi la résistance non-violente fait souvent place à l’humour, lequel est une manière de se protéger contre les abus de la tyrannie. C’est aussi pourquoi l’usage des médias est une clé du succès de ce type de résistance. L’action non-violente est un art de la communication médiatique, un art de la communication publique. Permet-elle alors de « convertir » l’adversaire à sa cause? D’aucuns pensent, Gandhi le premier, que la souffrance acceptée par le résistant non-violent peut faire naître chez l’adversaire un sentiment de compassion à son égard : d’où par exemple, ses recours fréquents à la grève de la faim. Pourtant, l’efficacité de celle-ci peut s’expliquer autrement :  la dramatisation du conflit, en suscitant une émotion dans l’opinion,  crée un rapport de forces politiques de nature à faire pression sur l’adversaire[22]. Il s’agit alors d’un cas de médiatisation du conflit comme précédemment évoqué.

Appuyée sur ces principes de base, l’extension du champ d’application de la lutte non-violente pose le triple problème des objectifs, des acteurs et des méthodes. En effet, il n’y a pas de lien intrinsèque entre action non-violente et justice sociale. Rien n’empêche que les méthodes exposées plus haut soient utilisées par ceux qui attisent les passions  en faveur de pouvoirs autoritaires ou totalitaires. Pensons par exemple au boycottage des magasins juifs organisé dans l’Allemagne nazie, à la grève des camionneurs chiliens soutenue par la CIA pour déstabiliser le régime de Salvador Allende en 1973 ou à la Marche Verte lancée par Hassan II en 1974. Les acteurs sociaux ou politiques (syndicats, Eglises, mouvements, etc.) ne sont pas les seuls à utiliser des méthodes de résistance non-violente : les Etats peuvent aussi recourir à ce mode d’action pour renforcer leur autorité sur la société. Cela peut se traduire par des formes d’intervention inhabituelles, comme celle du Président de la République bolivienne Hernan Siles Suazo, en 1957, qui se mit en grève de la faim pour obtenir la cessation d’un mouvement de grève qu’il jugeait irresponsable. En outre, les Etats et acteurs transnationaux divers (banques, institutions culturelles ou sportives…) recourent également à des formes de pression non-violente dans le cadre des relations internationales pour pénaliser un pays. Le cas le plus typique est celui de l’Afrique du Sud qui, au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, a fait l’objet de sanctions économiques ou financières, de boycott ou d’embargo, de la part de la communauté internationale en raison de sa politique d’apartheid[23].

Enfin, ces méthodes d’opposition ne ressortissent pas seulement à des luttes dites « non-violentes ». L’Histoire offre en effet des cas variés de combats sans armes à travers lesquels les acteurs ont tenté de résister à la violence sans avoir les moyens de la violence : par exemple, la résistance du peuple finlandais à la domination russe à la fin du XIXème siècle[24], celle du Président Ebert en 1920 au moment du putsch de Kapp contre la République de Weimar[25], diverses formes d’opposition des populations occupées dans l’Europe nazie (dont le sauvetage des juifs), et récemment, la lutte du peuple albanais du Kosovo contre la serbisation de leur territoire[26]. On parlera ici de « résistance civile » dans la mesure où les acteurs de ces luttes ne font aucune référence explicite à la non-violence, que ce soit d’un point de vue philosophique, moral ou stratégique[27].

Les problèmes de la pratique de l’action non-violente ne se posent évidemment pas dans les mêmes termes au sein d’un régime démocratique et d’un régime totalitaire. Les différences portant sur la légitimité du pouvoir, la nature de l’espace public, les modes de répression étatique et de coercition sociale, font que les conditions de mise en oeuvre de l’action non-violente sont très dissemblables. Celle-ci offre pourtant des possibilités de lutte adaptées à chacune de ces  situations politiques opposées. Si l’une des définitions du totalitarisme est la négation du conflit, comme Claude Lefort l’a proposé[28], le but même de l’action non-violente est alors de le faire émerger. Par ses procédés symboliques, ses appels à des « tiers », ses tentatives de mobilisation sociale, elle vise à engendrer cette « publicité critique » décrite par Jürgen Habermas[29], qui est de nature à modifier la sphère publique du totalitarisme. En transformant l’espace public du système totalitaire, elle contribue du même coup à le déstabiliser et à poser les jalons politiques et culturels d’une future démocratisation. C’est parce que la résistance non-violente contribue à miner les fondements d’un régime totalitaire  que l’on peut interpréter son rôle dans les révolutions est-européennes de 1989.

La place de la résistance non-violente est paradoxalement plus difficile à penser dans le cadre des régimes démocratiques. Non pas, bien entendu, que l’action non-violente y pose problème, puisque l’Etat de droit pourrait y être défini, dans le prolongement de la pensée de Hannah Arendt, comme celui qui garantit la gestion non-violente du pouvoir. Or, c’est précisément cette adéquation théorique entre la démocratie et la non-violence qui rend problématique la question de la légitimité de la résistance contre un Etat de droit. A quelles conditions une résistance, non-violente ou pas, est-elle légitime? Certainement quand le pouvoir devient abusif, quand la démocratie bascule dans l’autocratie ou l’autoritarisme. On en revient à l’héritage de la Révolution française et de sa réflexion sur le « droit à la résistance », concentrée notamment dans cette formule de Mirabeau : « Quand l’autorité devient arbitraire et oppressive, quand elle attente aux  propriétés pour la protection desquelles elle fut instituée ; quand elle rompt le contrat qui lui assura des droits et la limita, la résistance est le devoir et ne peut s’appeler révolte »[30]. Mais se pose alors la question du « seuil de franchissement » de l’abus de pouvoir, difficile à délimiter. Quoi qu’il en soit, l’action non-violente permet, par sa souplesse d’emploi, d’anticiper ce passage, ou plutôt de s’en prémunir. Se battre pour plus de justice sociale au sein de la démocratie, c’est se préserver contre la montée de l’intolérance et de l’autoritarisme. Plus on apprend à lutter contre l’exclusion dans la démocratie, mieux on acquiert les réflexes sociaux d’une pratique de solidarité de nature à enrayer la montée d’un pouvoir autoritaire ou totalitaire. Il y a ainsi un apprentissage de l’action non-violente dans la démocratie qui est une manière de se préparer -ici et maintenant- à résister aux dangers qui la menacent.

Pour tenter finalement de répondre à la question  des possiblités et limites de la non-violence par rapport à la violence, risquons quelques généralités qui appelleraient bien des développements spécifiques selon la nature du conflit examiné. Cette analyse le suggère : actions violentes et non-violentes ne sont pas dans une opposition radicale. Toutes deux recouvrent des procédés visant à établir un rapport de forces. Aussi, certains experts militaires les voient plus comme complémentaires qu’antagonistes[31]. Pourtant, d’autres éléments les distinguent nettement. Par exemple, le recours à la violence engendre la peur de la mort dans les rangs de l’adversaire, ce qui lui permet de justifier sa contre-violence. L’action non-violente ne suscite rien de tel, ce qui peut contribuer à faire baisser la tension de l’affrontement, voire à enrayer la répression ou du moins à la limiter. En revanche, la violence peut prétendre à une efficacité immédiate puisqu’elle a partie liée avec la vitesse, comme l’a montré Paul Virilio[32], tandis que l’action non-violente agit le plus souvent dans la durée. Cette efficacité de la violence peut toutefois être contre-productive dans la mesure où elle  dissocie l’utilisation des moyens de la réalisation des fins. Dans une perspective non-violente, fins et moyens ne sont pas séparables parce que les moyens doivent être en cohérence avec la fin. Ce principe ne s’impose pas seulement pour des raisons morales, question abondamment débattue dans la littérature, le théâtre ou la philosophie (peut-on employer des moyens injustes pour atteindre une fin juste?), mais aussi par pur pragmatisme politique : la fin est contenue dans les moyens. Nombre d’intellectuels de l’Est ont procédé sur de tels fondements à une critique radicale de l’usage de la « violence révolutionnaire » qui a conduit à la formation des régimes communistes.

C’est dire que violence et non-violence engendrent des dynamiques conflictuelles très différentes. Si la non-violence mérite son nom, c’est probablement en tant que force visant à juguler la violence, à canaliser l’agressivité des hommes. Mais la non-violence parfaite n’existe pas : elle « est aussi théorique que la ligne droite d’Euclide »[33]. La non-violence ne peut avoir pour projet l’éradication de la violence de l’Histoire mais celui de son endiguement, de son contrôle et de son dépassement. Ce projet est toujours un défi qui peut paraître insurmontable dans bien des situations : si le conflit ne se résout pas positivement, si le compromis est trop grand, si le ressentiment des hommes est trop fort, si pour une raison ou une autre, l’affrontement « dérape », alors la violence comprimée risque d’exploser. Après le temps de la non-violence viendrait celui de la violence.

On ne conteste pas qu’une résistance puisse être  non-violente mais qu’elle puisse le rester, précisément parce que la violence est perçue comme une fatalité. Violence qui ne serait donc pas voulue, mais en quelque sorte imposée par l’ennemi du fait de l’intensité de sa répression. Le raisonnement est séduisant puisqu’il paraît inspiré par le bon sens en postulant une sorte de crescendo obligé de la confrontation qui se durcit à mesure qu’elle se radicalise. Cette analyse est néanmoins contestable parce qu’elle méconnait la dynamique profonde d’une résistance non-violente et ses ressources symboliques. Il est vrai que l’action non-violente a nécessairement et malheureusement rendez-vous avec la répression, qu’elle parvient alors à un moment critique de son développement qui peut être le commencement de sa fin. La répression est bien entendu pour l’adversaire le moyen principal de provocation qui risque de conduire la résistance non-violente à la faute. Ses partisans se trouvent face à un dilemme : s’engager aussi dans la violence, ce qui risque d’être un choix insensé s’ils n’ont pas eux-mêmes les moyens de rivaliser sur ce terrain avec l’adversaire (à moins d’entrer alors dans une logique du terrorisme et du sacrifice) ; ou surmonter l’épreuve par leur cohésion interne et des soutiens extérieurs, nationaux ou internationaux (appels à l’opinion, interventions d’organismes comme Amnesty International, etc…), et leur position de faiblesse objective peut se transformer en une force de pression politique importante. Ceci pour dire que le basculement dans la violence n’est pas une fatalité historique, que la fermeté d’une ligne d’action non-violente tient évidemment à la conduite de la tactique et de la stratégie de la résistance.  La chute de diverses dictatures du Sud et de l’Est durant les années quatre-vingt sous la pression de mouvements non-violents est bien la preuve que la répression, fut-elle sévère, n’est pas un obstacle insurmontable pour une résistance non-violente. Bien au contraire, certains pourraient dire, au risque d’être cyniques, qu’il faut qu’un jour la résistance non-violente compte des victimes innocentes dans ses rangs pour qu’elle augmente son impact symbolique et donc ses chances de succès.

En revanche, il est certainement plus difficile de faire en sorte qu’un conflit déjà engagé dans la violence évolue vers la non-violence. Quand les passions se sont déjà déchaînées, quand la peur règne de tous côtés, quand chaque camp compte déjà ses morts et ne songe qu’à la vengeance, comment casser l’engrenage de la violence mutuelle? L’Eglise médiévale a inventé la « trêve de Dieu », ce qui est une bonne manière de calmer le jeu pour un temps, si toutefois les parties y consentent. Mais cette cessation momentanée de l’affrontement ne le résout pas. Une manière traditionnelle d’y parvenir est d’y introduire un Tiers non directement impliqué, qui propose ses bons offices aux belligérants. C’est le rôle dévolu aujourd’hui notamment à l’ONU que de contribuer au règlement pacifique des conflits à travers ses missions de médiation. Mais on en sait les limites : celle de dire le droit sans avoir nécessairement les moyens de la force. Or le problème n’est pas tant de substituer le droit à la force que de substituer à la violence une autre dynamique de force. Dans quelles conditions une partie déjà engagée dans la violence peut-elle donc faire le choix de la non-violence, sans avoir le sentiment de faire machine arrière, mais tout au contraire, avec l’espoir d’en tirer d’importants bénéfices? Sans doute les Palestiniens ont-ils été placés devant une telle occasion historique vers 1987-1988 dans les premiers temps de « l’intifada ». On assistait alors au début d’une résistance civile en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, inspirée par des tactiques non-violentes. Cependant, la résistance palestinienne n’a pas voulu abandonner pour autant sa stratégie antérieure de lutte armée contre Israël : cette imbrication des deux logiques de l’affrontement a conduit en définitive à un brouillage des stratégies, lourdes de contradictions internes dont elle n’a pu tirer avantage. Autrement dit, en voulant jouer sur les deux tableaux, la résistance palestinienne n’a gagné sur aucun.

Certes, la stratégie de résistance non-violente n’est pas une panacée. Il en est de la non-violence comme de la violence : leur efficacité est relative et dépend de leurs conditions d’emploi selon la nature du conflit. La non-violence ne doit pas être perçue  comme une nouvelle idéologie mais comme une approche originale de la gestion du conflit autrement que par les moyens de la violence. Le pragmatisme est aussi du côté de la non-violence, bien qu’on ne le voie pas toujours parce que notre regard est masqué par l’écran d’une violence qui nous écrase. Le jeu des médias est à cet égard très ambigu. Parce que la violence est spectaculaire et fascinante, ils ne cessent de la mettre en scène. A travers cette représentation , la violence est à la fois dénoncée et jugée inévitable. Sans doute est-ce là le grossissement de notre propre ambivalence à son égard. Nous estimons trop souvent que la violence est le seul recours face à une situation que nous jugeons désespérée, alors que nous voudrions peut-être encore croire secrètement qu’une alternative est possible. C’est précisément dans cette incertitude que peut naître la conviction d’une nouvelle chance : celle de la non-violence. Comme le disait Fourier à propos de l’idéal politique : « On commence par dire : cela est impossible pour se dispenser de le tenter. Et cela devient impossible en effet parce qu’on ne le tente pas ». Aujourd’hui, la résistance non-violente a déjà été tentée et expérimentée. Elle a déjà une histoire et elle n’a pas à rougir de ces premiers résultats. Reste à savoir si d’autres hommes, d’autres groupes, d’autres peuples l’adopteront pour se libérer du joug de l’autoritarisme, du fanatisme ou de la guerre. Ces temps-ci, notre monde ne s’en porterait sans doute pas plus mal.

[1]. Voir par exemple Eric Fromm, La passion de détruire (Ed. Robert Laffont, Paris, 1975), Pierre Karli Neurobiologies des comportements d’agression (PUF,1982) et les conclusions du rapport Peyrefitte Réponses à la violence, Press pocket, Paris, 1977.

[2]. Eric Weil, Philosophie morale, Paris, Vrin, 1961, p.20.

[3]. Bernard Quelquejeu, « Non-violence : religion ou éthique ? Recherches philosophiques » dans Alternatives Non-violentes, n.64, juillet 1987, p.51.

[4]. Hans Schwab Non-violence. Eine linguistische und landeskundliche Studie, thèse en cours à la faculté Albert Ludwig, Freiburg.

[5]. Romain Rolland, Mahatma Ghandi, Paris, Stock, 1923.

[6]. Gandhi, Lettres à l’Ashram, Albin Michel, 1971.

[7]. Gandhi, Résistance non-violente, traduction, Ed. Buchet/Chastel, Paris, 1986, p.313.

[8]. Gene Sharp, The Politics of Non-Violent Action,Boston, Porter Sargent Publisher, 1973, 3 tomes  et Jean-Marie Muller, Stratégie de l’action non-violente, Paris, Fayard, 1972. Réédité dans la collection Points Seuil, 1981.

[9]. Georges Mink, « Le paradoxe du compromis historique » dans La grande secousse, Europe de l’Est (1989-1990), sous la direction de Pierre Kende et Alexander Smolar, Paris, Presses du CNRS, 1990.

[10]. Jürgen Habermas, »L’espace public, 30 ans après », Quaderni, automne 1992, p.186.

[11]. Frantz Fanon, Les damnés de la terre,François Maspéro, Paris, 1976, p.25.

[12]. Lanza del Vasto, Technique de la non-violence, Paris, Ed. Denoël, 1971, page 11.

[13]. Lanza del Vasto, Technique de la non-violence, op. cit. page 12.

[14]. Gandhi, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1979, page 247.

[15]. Gandhi, La Jeune Inde, Paris, Ed. Stock, 1948, page 195.

[16]. Etienne de La Boêtie, Le discours de la servitude volontaire, Commentaires de Pierre Clastres et Claude Lefort, Paris, Ed. payot, 1976, p.174.

[17]. Vladimir Boukovski, Et le vent reprend ses tours, Traduction, Ed. laffont, Paris, 1978, page 35.

[18]. Martin Luther King, La force d’aimer, Paris, Casterman, 1964 , page 182.

[19]. Dominique Colas, le glaive et le fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Grasset, Paris, 1992, p. 311.

[20]. Pour une présentation de la notion de « désobéissance civile » attribuée au philosophe américain Henri-David Thoreau, voir Christian Mellon, Alternatives non violentes, n.47, p.46. Cette notion a été discutée récemment par des philosophes contemporains : John Rawls, Théorie de la justice, traduction, Paris et Jürgen Habermas « La force et le droit » dans Ecrits politiques, Paris, Le Cerf, 1990.

[21]. Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivière et cie, 1972.

[22]. Voir Christian Mellon, « Irlande du Nord: morts pour rien? », dans Alternatives non-violentes, n.42, automne 1981, p.61.

[23]. Voir Alternatives non-violentes, n.74, mars 1990.

[24]. Steven Duncan Huxley Constitutionalist insurgency in Finland, SHS, Helsinki, 1990.

[25]. Voir Wolfgang Sternstein « The Ruhrkampf of 1923 » dans Adam Roberts (ed.) The Strategy of Civilian Defence, Londres, Faber and Faber, 1967, pp 106-135.

[26]. Que Le Monde a malencontreusement appelé « La résistance passive … » (14/15 février 1993). Voir aussi «  » dans Le Monde Diplomatique de mai 1992 ainsi que le mensuel Non-violence Actualités, n.166, février 1993.

[27]. Jacques Sémelin, « Le totalitarisme à l’épreuve de la résistance civile (1939-1989) » dans Vingtième Siècle, juillet 1993.

[28]. Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.

[29]. Jürgen Habermas, L’Espace public, Paris, Payot, 1978.

[30]. Cité par Louis Bartou, Mirabeau, Ed. Hachette, Paris, 1913, page 58.

[31]. Notamment à travers la conception de la défense globale dont une composante pourrait être une « dissuasion civile » , voir Alternatives non-violentes, « La dissuasion civile », n.59, avril 1986.

[32]. Paul Virilio, Vitesse et Politique, Paris, Galilée, 1978.

[33]. Gandhi, Tous les hommes sont frères, op.cit., p.164.

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